Jean ZAY et la gauche du radicalisme

sous la direction  de

Antoine PROST

"Jean ZAY et la gauche du radicalisme"

Presses de Sciences Po | Académique   (2003)

Alors que le parti radical, entre les deux guerres notamment, apparaît comme un parti du centre, certains de ses leaders, comme Jean Zay, sont incontestablement des hommes de gauche.

Quelle est donc l'identité de cette gauche ? Quelles en sont les composantes ? À quels idéaux se reconnaît-elle ? C'est à ces questions que ce livre répond, en explorant la gauche radicale, à partir de la Belle Epoque jusqu'à l'internement de Jean Zay à Riom dans la Résistance.

Ce parcours fait apparaître le radicalisme sous un jour renouvelé. Certes, on s'attendait à ce que des thèmes tels que la laïcité de l'État, l'importance de l'éducation, ou l'attachement aux usages parlementaires soient au centre des identités de cette gauche. Mais on découvre d'autres tendances : d'abord, la valorisation de la gauche comme telle, c'est-à-dire l'évidence du clivage gauche-droite. L

'importance des questions internationales ensuite : cette gauche se distingue par ses positions en matière de défense nationale. Pour ces radicaux, la démocratie et la paix sont une seule et même cause. Enfin, ce livre montre la vitalité du débat politique à l'époque et donne à voir une culture politique d'un premier XXe siècle bien différente de la nôtre.

Le radicalisme ainsi revisité ne mérite pas le discrédit dans lequel il est tombé aux yeux de beaucoup : l'identité de la gauche du radicalisme réside dans l'affirmation du sérieux et de la noblesse de la politique.

Antoine PROST, professeur émérite au Centre d’histoire sociale du XXe siècle (CNRS/Univ. Paris-I Sorbonne) .

Antoine PROST le 8 juin 2010 aux Archives Nationales lors de l'entrée des papiers de Jean Zay.

Antoine PROST est président d'Honneur de l'Association des Amis de Jean Zay.

Il nous a beaucoup aidés de ses conseils lors de la créaction  en 2008 de notre

« Association Jean ZAY en Provence – Pédagogie, Mémoire et Histoire »   et accepté d'en devenir "membre d'honneur".
 
Il nous a livré l'article ci-dessous.
 

Jean Zay

Dans la grisaille des ministres de l'entre-deux-guerres, il en est un qui tranche, à l'Education nationale : celui du Front populaire, Jean Zay. Ministre à 31 ans, il n'en avait pas encore 40quand il fut abattu par la milice le 20 juin 1944. Peu d'existences politiques ont été aussi brèves, aussi brillantes et aussi tragiques.

 

Le choix de J. Zay en 1936 comme ministre est une surprise. "Il faut un jeune", lui aurait dit Blum. En fait ce choix, comme celui de trois femmes secrétaires d'Etat, atteste une volonté de changement ; il rompt avec la routine parlementaire qui faisait du président de la Commission de l'Education nationale, en l'occurrence un autre radical, qui plus est normalien et agrégé de lettres classiques, le prétendant "naturel" à ce poste. Blum avait deux autres raisons. J. Zay qui avait conquis son siège de député du Loiret à 28 ans était l'une des personnalités montantes du parti radical-socialiste, dont il incarnait l'aile gauche, acquise très tôt au Front populaire. Et comme sous-secrétaire d'Etat à la présidence du conseil depuis janvier 1936, il avait contribué à la transition entre l'équipe sortie victorieuse des élections le 3 mai et le gouvernement sortant, en charge jusqu'au 6 juin. Durant cette période délicate, où éclatent les grèves, Blum avait pu apprécier son intelligence et son sens politique.

 

Rien pourtant ne le désignait pour l'Education nationale. Brillant avocat, c'était un littéraire plus encore qu'un juriste. Il avait obtenu un accessit en composition française au concours général et fondé en 1925 une revue littéraire locale. De son père, rédacteur du quotidien radical-socialiste d'Orléans qu'il avait lancé au lendemain de l'affaire Dreyfus, il tenait un goût précoce pour le journalisme et des facilités pour s'y livrer. Son militantisme laïc et franc-maçon l'avait fait remarquer des caciques locaux du parti radical, qui l'avaient présenté en 1932 dans une circonscription qui semblait perdue. Mais il l'avait conquise. Il avait rapidement fait ses classes dans le parti, au point d'être choisi pour rapporter la motion de politique générale au congrès d'octobre 1935. Il s'intéresse, en effet, à la grande politique, aux affaires nationales et il ne se présentera jamais aux élections municipales. Au sein du gouvernement, il ne se contente pas de gérer son ministère : dans le cabinet Daladier, c'est l'un des partisans les plus résolus de la résistance à l'Allemagne hitlérienne après Munich, comme le montrent les notes qu'il avait prises et que les collaborationnistes ont dérobées et publiées en 1942 pour - croyaient-ils - l'accabler.

 

La réussite de Jean Zay à l'Education nationale explique qu'il soit resté à ce poste de 1936 à la mobilisation de 1939, où il démissionne pour rejoindre l'unité du train où il était affecté. Cette réussite s'explique elle-même par ses qualités et par la conception qu'il se fait de son rôle. C'est un homme politique, et non un politicien : il a un projet et un style.

 

Le projet n'est pas de lui : il en hérite. Mais il se l'approprie et il entreprend de le mettre en œuvre. C'est celui de l'école unique, issu des réflexions du début du siècle et élaboré dans la lancée de la Grande Guerre. Il consiste d'abord à prolonger la scolarité, ce que réalise la loi du 6 août 1936 portant l'obligation de 13 à 14 ans. Il consiste ensuite à substituer à une organisation verticale où rivalisent des "ordres" d'enseignement, une organisation horizontale où se succèdent des "degrés". Il y avait alors en fait deux écoles primaires publiques concurrentes : l'école communale, gratuite, et les "petites" classes payantes des établissements secondaires (de la 11e à la 7e). La distinction entre elles, purement sociale, conditionnait l'avenir puisque l'essentiel des élèves de 6e sortait des "petites" classes. Jean Zay remplace la direction de l'enseignement primaire par une direction du premier degré, qui coiffe aussi ces "petites" classes ; en revanche, la direction du second degré, et non plus du secondaire, reçoit la tutelle des écoles primaires supérieures et des cours complémentaires dont la scolarité était parallèle à celle du premier cycle des lycées (1937). Par deux arrêtés parallèles, il rend rigoureusement identiques les programmes des quatre années primaires supérieures et des classes de la 6e à la 3e(1938). Il aurait voulu aller plus loin, et organiser en 6e un tronc commun. C'est l'une des dispositions prévues par le projet de réforme qu'il dépose en mars 1937 et que la commission, dont le président lui était hostile autant qu'à sa réforme, enterre proprement. Mais il l'engage en créant à la rentrée de 1937, à titre expérimental, 172 classes de 6e d'observation dans 45 établissements.

 

Le style compte au moins autant que le projet. Jean Zay met en mouvement l'éducation nationale. Ce n'est pas un dogmatique qui impose d'en haut ses idées ; mais un pragmatique, qui croit à l'expérimentation et fait appel aux initiatives de la base. Pour les professeurs des classes d'observation, par exemple, il organise un séminaire de préparation, et en septembre suivant, un autre séminaire pour en dresser le bilan avant de poursuivre. Les nouveaux programmes et les instructions de 1938 sont adoptés après mise à l'épreuve. Freinet s'en félicite : "Nous craignions qu'un projet définitif et général sorte un jour des bureaux ministériels, projet hâtif, insuffisamment étudié par les techniciens eux-mêmes. […] Nous ne saurions trop louer la prudence et l'intérêt de la tactique ministérielle qui paraît accorder une très grande importance à l'expérimentation à la base, et attend des résultats de cette expérimentation les directives pour la coordination indispensable". (L'Educateur prolétarien, 31 octobre 1937). Et son jugement sur les grandes instructions de septembre 1938 se passe de commentaire : "je puis affirmer que si nous avions, dans l'histoire de l'évolution scolaire française, quelques lustres aussi riches en innovations hardies que ces deux dernières années, il y aurait bientôt quelque chose de changé dans l'éducation française" (ibid. 1er novembre 1938).

 

Bien d'autres aspects de l'action de J. Zay mériteraient attention : l'organisation du sport scolaire, celle du bureau universitaire de statistique, ou encore l'obligation d'un examen d'orientation professionnelle pour tous les apprentis. En outre, les Beaux-Arts dépendaient alors du ministère, ce qui lui valut d'organiser la réunion des théâtres nationaux, et de créer le musée d'art moderne, ou le festival de Cannes dont la tenue fut empêchée par la guerre (1).

 

En juin 1940, J. Zay fit partie des parlementaires qui s'embarquèrent sur le Massilia dans la perspective de poursuivre la guerre. Il fut arrêté à son arrivée au Maroc et ramené en France. Ministre du Front populaire, franc-maçon et juif - il tenait à honneur de ne pas le démentir bien qu'il ait été élevé dans le protestantisme - il incarnait tout ce que Vichy détestait. A la suite d'un procès inique, cassé après la guerre, le nouveau régime le condamna donc à la déportation, la peine infligée au capitaine Dreyfus. Mais faute de pouvoir le déporter, il l'incarcéra à la prison de Riom. Durant ces mois de détention, il fut en contact nous ne savons comment avec un mouvement de résistance, l'Organisation civile et militaire, car celle-ci publia un plan de réorganisation du ministère dont il est prouvé qu'il est l'auteur (2). Il écrivit un livre remarquable, Souvenirs et solitude (3) où s'entrecroisent un passé conté avec humour, et un présent souvent émouvant. Le 20 juin 1944, deux miliciens vinrent le chercher sous prétexte de le transférer dans une autre prison. Quelques kilomètres plus loin, ils l'assassinèrent au coin d'un bois et jetèrent son corps dans une sorte de puits. Ses restes furent découverts en 1946 par des chasseurs.

 

Cette existence lumineuse, où éclataient la culture et l'intelligence dans la fidélité à ce que l'on nommait alors tout simplement la République, s'achève ainsi tragiquement. La politique est le champ où la raison humaine tente de maîtriser le destin collectif ; mais c'est aussi celui de haines qui peuvent s'assouvir dans le meurtre.

 

(1) - Voir Pascal Ory, La belle illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire 1935-1938, Plon, 1994.

(2) - Benoît Verny, "Jean Zay et la Résistance", in Antoine Prost (dir.), Jean Zay et la gauche du radicalisme, Presses de Sciences Po, 2003, p. 209-224.

(3) - Troisième réédition aux éditions de l'Aube, mai 2004.

Dans le journal du CNRS, Antoine PROST écrit en 2014/2015 :

"Jean Zay au Panthéon"

10.04.2014, par

Antoine Prost


Mis à jour le 22.05.2015

https://lejournal.cnrs.fr/billets/jean-zay-au-pantheon

 

 

Mercredi 27 mai [2015], les cendres de Jean Zay, illustre ministre de l’Éducation nationale et artisan de la création du CNRS, vont être transférées au Panthéon. L’historien Antoine Prost dresse le portrait de ce grand homme, victime de ses engagements et de ses convictions, arrêté par le régime de Vichy et assassiné par des miliciens.

 

La panthéonisation de Jean Zay honore à la fois le grand ministre de l’Éducation nationale du Front populaire et le républicain décidé à résister à Hitler, victime de ses engagements et de ses convictions.

 

Né en 1904 à Orléans, d’un père journaliste et d’une mère institutrice, Jean Zay avait commencé une brillante carrière d’avocat avant d’être élu député en 1932, à 28 ans. Il fut l’un des artisans du ralliement du Parti radical-socialiste au Front populaire. Sous-secrétaire d’État à la présidence du conseil depuis janvier 1936, réélu en mai, il avait fait le lien entre le gouvernement sortant qui expédiait les affaires courantes et le nouveau gouvernement, qui ne pouvait être investi que début juin. Mais les affaires courantes ne l’étaient guère : c’étaient les grèves et les occupations d’usine. Ces circonstances exceptionnelles permirent à Léon Blum d’apprécier son intelligence et son sens politique. Aussi lui confia-t-il l’Éducation nationale ; il n’avait pas encore 32 ans. Il y réussit si bien qu’il fut reconduit jusqu’à sa démission, à la déclaration de guerre.

 

La culture et le sport entrent à l’école

 

Jean Zay a laissé au ministère de l’Éducation nationale un souvenir lumineux. Il est le seul qui ressorte dans la grisaille des ministres de l’entre-deux-guerres. Sa réussite s’explique par la conjonction d’un projet et d’un style, nous dirions un mode de gouvernance. Le projet est celui des républicains : prolongation de la scolarité et démocratisation. Le style est pragmatique et libéral : il ne réforme pas d’en haut, il fait appel à la base, expérimente, mobilise, puis encadre et réglemente.

 

La prolongation de la scolarité est décidée par une loi du 9 août 1936, qui porte, dès la rentrée, l’obligation scolaire de 13 à 14 ans. Au lieu de définir aussitôt par circulaire le contenu et les programmes de cette année de fin d’études primaires, Jean Zay laisse « toute liberté d’initiative » aux instituteurs. Il se contente de leur fixer la triple mission d’assurer dans ces classes un complément d’instruction, une initiation à la culture et une orientation professionnelle. Les programmes viendront plus tard. Il agit de même pour introduire trois heures d’éducation physique dans le primaire : il lance une expérimentation dans trois départements, puis dans vingt-neuf. Les activités dirigées, les classes promenades, l’étude du milieu par l’observation active sont développés de la même façon, avant d’être intégrées à de nouvelles instructions officielles en septembre 1938.

 

La démocratisation consistait à mettre fin à la structure de classe de l’enseignement français. Il y avait à l’époque deux filières cloisonnées, le primaire pour le peuple, le secondaire pour les classes privilégiées. Un tout petit secondaire d’ailleurs : 10 000 professeurs et 250 000 élèves. Le secondaire avait son propre primaire, payant : les petites classes, de la 12e à la 7e, qui représentaient près du tiers des élèves. Le primaire avait développé son propre secondaire, gratuit, avec les cours complémentaires et les écoles primaires supérieures, de la même façon qu’aujourd’hui les lycées ont développé leur propre supérieur, avec les classes préparatoires et celles de techniciens supérieurs. Le projet consistait à unifier l’enseignement élémentaire, pour créer un premier degré, et à organiser un second degré diversifié, incluant les anciennes classes primaires supérieures. Le remplacement des anciennes désignations primaire et secondaire par les nouvelles, premier et second degrés, n’est pas une coquetterie linguistique : elle signe un changement de structure.

 

Un souffle nouveau sur l’Éducation nationale

 

Ce projet de loi déposé en mars 1937 a beaucoup heurté les défenseurs du secondaire traditionnel, puissants à la Chambre, qui l’ont de fait enterré : en septembre 1939, il n’avait toujours pas été discuté. Mais Jean Zay n’avait pas attendu pour réaliser par décret ce qui pouvait l’être. Il a réorganisé l’administration centrale, avec une direction du premier degré, compétente pour les petites classes des lycées, et une direction du second degré, compétente pour l’enseignement primaire supérieur. Il a donné des programmes communs aux quatre années d’enseignement primaire supérieur et au premier cycle du second degré, préfigurant ainsi nos collèges. Il a surtout expérimenté une classe de 6e d’orientation, avec l’objectif de proposer aux familles une orientation entre le classique, le moderne et le technique. C’était un « tronc commun » d’où devaient partir les branches. Pour cela, il fallait observer les élèves, et donc leur proposer une gamme plus large d’exercices, et un fonctionnement différent, avec des études de milieu, du travail d’équipe, des activités artistiques et manuelles. Cette innovation a été préparée par un stage, suivie et analysée. Les leçons qui en ont été tirées ont présidé après la guerre à l’organisation des classes nouvelles, qui constituent sans doute ce que la France a fait de mieux en matière de pédagogie.

 

Jean Zay a ainsi fait passer sur l’Éducation nationale un souffle nouveau. Ce fut un des rares ministres à laisser un souvenir, dont témoignent les écoles, collèges et lycées qui ont pris son nom. Et de ce bon souvenir, il a lui-même reçu le témoignage. Dans une lettre de septembre 1939, alors qu’il a rejoint l’armée, il écrit : « Souvent des universitaires, des instituteurs anonymes sortent des rangs pour me serrer la main. Quatre ans de gouvernement ne m’ont rien procuré dont je puisse être plus fier. » Et Célestin Freinet lui décerne un compliment d’autant plus remarquable qu’il en est avare : « Si nous avions, dans l’histoire de l’évolution scolaire française, quelques lustres aussi riches en innovations hardies que les deux dernières années, il y aurait bientôt quelque chose de changé dans l’éducation française. »

 

Mais Jean Zay ne s’est pas limité à l’éducation. Il a jeté les bases d’un réseau de centres d’orientation, en rendant obligatoire la consultation d’un centre avant tout contrat d’apprentissage. Il a aussi fondé la politique de recherche, avec comme secrétaires d’État d’abord Irène Joliot-Curie, puis Jean Perrin, et le début d’une administration. C’est lui qui a fondé le CNRS, même si le décret de création est signé par son successeur un peu plus tard. Comme ministre de l’Éducation nationale, il était en outre chargé des Beaux-Arts, de ce qui relève aujourd’hui de la Culture, et il a multiplié les initiatives, créant la réunion des théâtres nationaux, le musée des arts et traditions populaires et le festival de Cannes, qui aurait dû avoir lieu pour la première fois en septembre 1939 s’il n’y avait eu la guerre.

 

Condamné par le régime de Vichy

 

On connaît la fin sinistre de l’histoire. Dans le gouvernement de l’époque, qui signe les accords de Munich, Jean Zay est partisan de faire face à l’Allemagne hitlérienne. En septembre 1939, alors qu’il pouvait rester ministre, il démissionne et rejoint l’armée comme sous-lieutenant du train. Apprenant que les Chambres se réunissent à Bordeaux, il s’y rend et, le gouvernement ayant décidé de poursuivre la lutte depuis l’Afrique du Nord, il s’embarque sur le Massilia pour gagner le Maroc, le président de la République devant rejoindre Port-Vendres puis Alger. Mais Laval retourne le Président, le gouvernement renonce à son projet de résistance et le vote du 10 juillet 1940 donne les pleins pouvoirs à Pétain. Arrêté au Maroc, transféré en France, Jean Zay est condamné par un tribunal militaire à la réclusion à perpétuité pour « abandon de poste en présence de l’ennemi », alors qu’au moment où il avait quitté son unité, avec l’accord de ses chefs, les Allemands étaient 90 kilomètres de là ! C’était un jugement purement politique. Le régime de Vichy réglait son compte à un juif – il ne l’était pas, mais la propagande antisémite l’avait pris pour cible –, à un franc-maçon, au grand maître d’une université dont il rendait les instituteurs pacifistes responsables de la défaite, au républicain du Front populaire qui avait voulu résister à Hitler.

 

Devant l’impossibilité de le transférer à l’île du Diable comme Dreyfus, le dernier condamné à cette peine, Vichy l’emprisonna à Riom. Il y écrivit alors un livre attachant, Souvenirs et solitude, où, dans un style limpide, il mêle des réflexions ironiques ou profondes, des notations sur la vie de la prison, des témoignages sur son expérience politique. Il communiqua, on ne sait comment, à une organisation de résistance un projet de ministère de la vie culturelle qui fut publié par un cahier clandestin. Sa femme, ses deux filles et son père l’avaient rejoint à Riom, et il connut dans sa cellule en 1942 une vie de famille un peu étrange, avant que son régime ne se durcisse radicalement.

 

Assassiné et jeté dans un trou

 

Sans doute aurait-il pu s’évader, mais la crainte des représailles sur les siens l’en dissuada. Et, le 20 juin 1944, des miliciens vinrent le chercher sous prétexte de le transférer dans une autre prison, puis ils l’assassinèrent dans un bois et jetèrent son corps dans un trou, sans vêtements ni rien qui puisse l’identifier. Quand des chasseurs le découvrirent deux ans plus tard, il fut donc enterré anonymement à Cusset. C’est en 1948 seulement que le témoignage de son assassin, arrêté en Amérique latine sans qu’on sût qu’il l’était, permit de donner son nom à sa dépouille. Elle fut honorée à Paris, dans la crypte de la Sorbonne, où reposent des membres de toute l’Université française victimes des nazis, avant d’être inhumée à Orléans. Lumineux, le souvenir de Jean Zay est aussi tragique.

 

Mais il s’inscrit pleinement dans la tradition républicaine. Jean Zay est dans la continuité de son père, qui fonda un journal dreyfusard. Il est dans la continuité de Jules Ferry qui, contrairement à ce qu’on croit, loin de limiter l’enseignement primaire au lire, écrire et compter, voulait en faire un enseignement pleinement libéral – les mots sont de lui – , largement ouvert à la culture. Il s’inscrit dans une tradition pédagogique qui va de l’exemple à la règle, qui attend beaucoup de l’activité des élèves, de leur travail, et qui ne confond pas faire classe et faire cours. L’école, pour ce ministre supérieurement intelligent et cultivé qui avait le culte de l’intelligence, ne se bornait pas à instruire : pour citer les derniers mots des instructions de 1938, elle devait développer chez les élèves « les dons de corps, de cœur et d’esprit qui font les travailleurs, les citoyens, les hommes véritables ». Parce qu’elle était républicaine, elle devait être une œuvre d’éducation. En ce sens, la mémoire de Jean Zay est aussi un programme.