Grecs courageux
Fainéants, fraudeurs, inciviques, ingrats...
Les Grecs ont tous les défauts du monde si l'on en croit certains commentaires de la presse européenne.
Il est une qualité toutefois qu'on ne saurait leur dénier, le courage. Et aussi la résilience, la capacité
à surmonter les épreuves, notamment celles qu'ils ont subies au cours du XXe siècle du fait des Turcs, des Allemands ou encore des Britanniques.
De la « Grande Catastrophe » à
l'agression italienne (1922-1940)
Pour la Grèce, le cycle ouvert par les guerres balkaniques
en 1912 s'achève en 1922 par la « Grande Catastrophe » : l’arrivée dans ce petit pays pauvre (4,7 millions d’habitants)
de 1,5 million de réfugiés, souvent démunis de tout, chassés « à chaud » de la République turque en gestation ou « échangés » en vertu du
traité de Lausanne (24 juillet 1923).
La société
grecque sort durablement déstabilisée de cette décennie de conflits. Le 4 août 1936, le général Ioánnis Metaxás instaure
une dictature inspirée du fascisme italien, sous l’autorité du roi Georges II.
Malgré cette proximité idéologique, Mussolini attaque la Grèce le 20 octobre 1940.
Metaxás repousse l’ultimatum italien. Son « Όχι »
(Non) provoque un enthousiasme patriotique auquel participe jusqu’au Parti communiste (KKE), persécuté la veille encore.
Bien qu’inférieure en nombre et plus encore en matériel, l’armée
hellénique repousse l’attaque lancée depuis l’Albanie jusqu’à plus de 50 km au nord de la frontière. Mais du même coup, elle contraint Hitler à sauver son allié de l’humiliation.
Les
troupes allemandes pénètrent en Grèce le 6 avril 1941.
L'occupation allemande (1941-1945)
Metaxás meurt de maladie en janvier 1941 et le général Georgios Tsolakoglou
capitule en Macédoine occidentale.
Par une décision sans équivalent, Hitler lui-même rend hommage à la combattivité des Grecs en libérant les prisonniers de guerre… dont beaucoup constitueront
les premiers maquis !
Le 27 avril 1941, la croix gammée flotte sur l’Acropole.
Tandis que le roi, le Premier ministre et une partie des troupes se replient en Crète, la Résistance s'active
dans le pays.
Dès l’arrivée des nazis sur l’Acropole, l’evzone qui avait la garde du drapeau grec s’en enveloppe et se jette dans le vide ; puis le 30 mai 1941, deux étudiants, Manólis Glézos
et Lakis Sandas, en arrachent le drapeau nazi.
En ville, les manifestations populaires contre les occupants se multiplient, contraignant par exemple les nazis, cas unique, à renoncer au Service du travail obligatoire.
Les maquis eux-mêmes
débordent d'activité et font par exemple sauter le viaduc du Gorgopotamos, ce qui a pour effet de couper le chemin de fer de Thessalonique au Pirée qui approvisionne l’Afrikakorps.
Dans les régions montagneuses
où Italiens et Allemands n’osent plus s’aventurer, la population expérimente des formes inédites d’autogouvernement.
La répression est d’autant plus sauvage : après la Pologne et l’URSS,
la Grèce connaîtra les pertes humaines et matérielles les plus considérables en Europe (8% à 9% de morts dans la population ; 1,5% en France) sans compter une famine qui tuera entre 250.000 et 300.000 des 7,36 millions
de Grecs.
Cynisme britannique
Dès la fin 1942, Churchill crée les conditions d’une autre tragédie
en préparant le retour du roi, bien que celui-ci ait été discrédité par son rôle sous le régime Metaxás. Les agents britanniques favorisent par l’argent et les armes les mouvements monarchistes au
détriment de l’EAM/ELAS (Front national de libération/Armée populaire grecque de libération), marqué à gauche et sous influence communiste.
Les juifs de Thessalonique (80% des juifs de Grèce) sont
déportés entre mars et août 1943 : plus de 75% des 48.974 juifs de Grèce du Nord sont gazés à Auschwitz dès leur arrivée, et une centaine affectés au Sonderkommando.
La terreur
se déchaîne à la périphérie des bastions des maquis. Wehrmacht et SS y brûlent les récoltes, tuent le bétail, empoisonnent les puits. 2300 otages sont exécutés dans le seul Péloponnèse
de novembre 1943 à juillet 1944 ; d’autres sont encagés en tête des trains afin de dissuader les saboteurs. Les Allemands multiplient les « Oradour » : 700 hommes et adolescents de Kalavryta,
à l’est de Patras, sont massacrés à la mitrailleuse le 13 décembre 1943.
Komeno de l’autre côté du Golfe de Corinthe, Klissoura en Macédoine, Distomo, non loin de Delphes, sont d’autres localités martyres.
Dans ce dernier
cas, le carnage dure trois jours, du 10 au 13 juin 1944 (il est concomitant du massacre d'Oradour). Le pope est décapité, les hommes sont torturés, pendus ou abattus,
les femmes violées, on leur coupe les seins ou leur ouvre le ventre, des enfants sont éviscérés…
Au total, près de 900 villages seront rasés et 500 autres en grande partie détruits.
À Athènes et au Pirée, les Allemands et leurs
supplétifs grecs bouclent périodiquement les quartiers populaires.
Durant ces bloka, les maisons sont pillées et la population rassemblée sur une place où les suspects, désignés par des délateurs cagoulés, sont
souvent torturés en public, avant d’être envoyés au camp de concentration d’Haïdari, pendus ou fusillés sur place, comme les 200 habitants de Kaisariani, le « petit Stalingrad » (1er
mai 1944), auxquels le Premier ministre Alexis Tsipras est allé rendre hommage le jour de sa prise de fonction le 26 janvier 2015.
À la Libération, dans ce pays ravagé, l’armement maritime est la seule activité
qui peut repartir rapidement et faire rentrer des devises, raison pour laquelle elle est alors défiscalisée.
Nombre d’armateurs ont en effet mis leur flotte au service des Alliés et reçoivent, pour compenser leurs pertes,
des liberty ships américains ainsi que des navires italiens. Car l’Italie et la Bulgarie payent des dommages de guerre à la Grèce, contrairement à l’Allemagne qui en sera exemptée...
La guerre civile (1945-1949)
Cette Libération est cependant pleine de désillusions. Les 9-10 octobre 1944, lors d’une rencontre à Moscou, Churchill et Staline scellent un « accord
des pourcentages » qui donne à la Grande-Bretagne (en accord avec les États-Unis) 90% d’influence en Grèce, contre 10% à l’URSS.
Le 14, les Britanniques défilent dans Athènes
sous les acclamations de la foule.
Pourtant, le général anglais Ronald Scobie va se comporter davantage en gouverneur de colonie qu’en libérateur. Il s’oppose à l’amalgame des résistants dans l’armée
régulière et bloque la formation d’un gouvernement d’union nationale.
Incapable de se faire entendre, l’EAM tente alors d’établir un rapport de force par l’insurrection : le 12, les Anglo-gouvernementaux
ne contrôlent plus que quelques km2 dans Athènes et les installations portuaires du Pirée.
Mais Churchill, au grand scandale de Roosevelt, envoie des renforts et fait mitrailler par la RAF les quartiers qui avaient déjà
été victimes des bloka allemands quelques semaines plus tôt.
Après un plébiscite sur le retour du roi, le 1er septembre 1946, les libertés individuelles et publiques sont restreintes et la terreur
s’amplifie contre les anciens résistants communistes. En réponse, ceux-ci créen l’Armée démocratique (AD) le 28 octobre 1946. C'est le début d'une atroce guerre
civile.
Sous le commandement d’un
ancien résistant, Markos Vafiadis, l’AD remporte d’importants succès sans toutefois être soutenue par Staline.
De l'autre côté, les Anglais cèdent la place aux Américains, qui dotent l’armée
royaliste de conseillers et de puissants moyens.
La guerre civile prend officiellement fin le 16 octobre 1949 en ayant fait au moins 150.000 morts. Mais les exécutions se poursuivront jusqu’en mai 1955.
Aider les Allemands plutôt que les Grecs (1950-1953)
Tous les gouvernements grecs de l’après-guerre demeurent sous l’étroite surveillance des États-Unis, et c’est en réaction à la
situation en Grèce et en Turquie que le président américain Truman énonce, le 12 mars 1947, sa nouvelle doctrine de politique étrangère, en application de laquelle est mis en œuvre le Plan
Marshall. Mais en Grèce, à cause de la guerre civile, cette aide sera dirigée à 60% vers l’armée.
Le montant des dommages de guerre dus à la Grèce par l’Allemagne est évalué
à 7,2 milliards de dollars mais, dans le souci de faciliter le redressement de la nouvelle République Fédérale Allemande, les accords
de Londres du 27 février 1953 organisent un défaut de paiement de l'Allemagne.
L’Allemagne voit alors ses différentes dettes réduites (entre 45% et 60%), bénéficie d’un moratoire de cinq ans
et d’un rééchelonnement de long terme pour le paiement du solde, les annuités étant limitées à 5% du revenu de ses exportations. Enfin, le règlement des réparations se trouve renvoyé à
la conclusion d’un traité de paix avec les Alliés, lui-même conditionné à la réunification.
La question des réparations ne sera de nouveau soulevée qu’en 1996, par le ministre des Affaires
étrangères socialiste Pangalos. Mais c’est la crise de 2008-2009 qui la relance véritablement.
L’intransigeance allemande vis-à-vis de la dette grecque aboutit à une paupérisation de masse ainsi
qu’à une crise humanitaire sans résultat économique probant. Elle ravive le souvenir de l’Occupation et de la famine, diffusant du même coup dans l’opinion l’idée que si l’Allemagne
refuse toute remise de dette à la Grèce, celle-ci se trouve justifiée à lui réclamer le paiement de la dette de guerre jamais payée.
Mais lors de la réunification et précisément
pour repousser toute éventuelle demande, le chancelier Helmut Kohl avait obtenu que le traité de Moscou, dit « quatre plus deux » (12 septembre 1990),
n’apparaisse pas formellement comme un traité de paix, ce qui a permis à l’Allemagne d’échapper à ses engagements dont l’Italie, la Bulgarie ou la Hongrie ont dû pour leur part s’acquitter.
En janvier 2015, l’arrivée au pouvoir de la coalition Syriza/Grecs indépendants a relancé le dossier des réparations.
En Allemagne même, dès 2011, l’ex-chancelier Helmut Schmidt a mis en garde
ses compatriotes contre une politique égoïste (« Nos excédents sont en réalité les déficits des autres. Nos créances sont leurs dettes. ») risquant de réveiller « le
sentiment latent de méfiance » généré en Europe par « notre histoire monstrueuse et unique ».
Si Die Linke et les Verts ont reconnu depuis longtemps l’existence
d’un problème à régler par la négociation, le gouvernement continue à le nier. Pourtant, lors d’un débat au Bundestag en mars 2015, Thomas Oppermann, président du groupe SPD, a déclaré
que « les crimes des nazis n’ont pas de date d’expiration ».
Enfin, c’est le président fédéral, Joachim Gaucke, qui, dans un entretien du 2 mai 2015 à la Süddeutsche Zeitung,
déclare : « Nous ne sommes pas seulement des gens qui vivent aujourd’hui, à cette époque, nous sommes aussi les descendants de ceux qui ont laissé derrière eux un sillage de destruction en Europe
pendant la seconde guerre mondiale, en Grèce entre autres. (…) Pour un pays conscient de son histoire comme le nôtre, il est juste d’envisager la possibilité qu’il puisse y avoir des réparations ».
L'auteur : Olivier Delorme
Né en 1958 à Chalon-sur-Saône, Olivier Delorme partage sa vie entre Paris et le Dodécanèse, sa seconde patrie. Agrégé d'histoire et ancien enseignant à Sciences
Po, il se consacre à l'écriture de romans et d'essais historiques.
Il a publié en 2013 une histoire de La Grèce et les Balkans
en trois tomes, qui est devenue un ouvrage de référence sur la région pour les étudiants comme pour tous les curieux d'Histoire. Nous avons également apprécié son talent pédagogique pour présenter
en une centaine de pages les origines de la Grande Guerre.
Publié
ou mis à jour le : 2015-07-08 10:38:05