Le 20 juin 1944, Jean Zay est assassiné par la Milice. D'une rafale de mitraillette dans le dos. A une quinzaine de km de ce Vichy que s'apprêtent bientôt à fuir ses vrais bourreaux. Il n'a pas encore 40 ans, et à peine le temps de s'écrier : "Vive la France !" Son corps est précipité dans un gouffre, dénommé le Puits du Diable, que les miliciens prennent soin de dynamiter. Quatre ans plus tard, le 20 juin 1948, l'un de ses assassins, Charles Develle, reconnaît : "C'est ici que je l'ai tué". La dépouille venait d'être identifiée et inhumée à Orléans. Le travail d'oubli méthodique de ce très grand républicain est donc d'abord un legs de l'Etat milicien, ultime et paroxystique forme de l'Etat vichyste.
C'est déjà un 20 juin, lors de l'étrange défaite de 1940, que Jean Zay s'est embarqué au Verdon sur le paquebot Massilia. "Résister, c'est partir", souligne alors Léon Blum dans ses Mémoires. Piégé par l'amiral Darlan comme Mendès France, Mandel ou Daladier, Jean Zay est l'un des 27 parlementaires à rejoindre l'Afrique du Nord pour défendre la France, celle de 1789. Ministre ayant choisi au début de la guerre, sans y être tenu, de s'engager au front, il est arrêté à Rabat le 16 août. Et condamné le 4 octobre par l'infâme tribunal militaire de Clermont-Ferrand. Celui-là même qui a déjà condamné de Gaulle à mort, et va infliger 6 ans de prison à Pierre Mendès France. Les soi-disant nationalistes règlent leur compte aux patriotes.
DÉPORTATION À VIE ET DÉGRADATION MILITAIRE
Poursuivi sous le fallacieux prétexte de "désertion face à l'ennemi" (qui était à 180 km de son unité !), Jean Zay subit un procès truqué (dans L'affaire Jean Zay, la République assassinée, j'établis que la pièce initiale de la procédure est un faux). Et il écope symboliquement de la peine infligée à Dreyfus : déportation à vie et dégradation militaire. Philippe Henriot qui, au prix d'un vol et d'un recel, publiera les prétendus Carnets secrets de Jean Zay, écrit alors que "ce procès [est] la pierre de touche du "Ça va changer"!" Et Raphaël Alibert, auteur du premier Statut des Juifs, confirme que "le procès des responsables de la IIIème République sera la pierre de touche de la solidité du nouveau régime". Jean Zay va croupir quatre ans dans sa cellule de Riom jusqu'à son assassinat. Il est la première victime emblématique de cette stratégie de légitimation judiciaire d'une dictature issue d'un coup de force.
Mais quelle haine anime donc ses bourreaux ? Celle vouée par l'extrême-droite au "Juif errant". Sous le prétexte d'un pastiche pacifiste écrit en 1924 qui lui a été dérobé. Mais aussi celle portée au radical fédérateur, pilier du Front populaire, que les réactionnaires intégristes nomment le "ministre de l'école sans Dieu". Car il ne devient une victime de la haine raciste que par un commode transfert de l'acharnement contre un admirable serviteur de la République égalitaire. La France lui doit entre autres la paternité de la scolarité jusqu'à 14 ans, du collège unique, du sport à l'école, de la médecine préventive, du CNRS, de l'ONISEP, du CNTE, du CROUS et de l'ENA, pour que "les enfants du Peuple puissent devenir ambassadeurs". Le plus jeune ministre de la IIIème République est aussi le plus grand ministre de l'Education nationale depuis Jules Ferry.
UN HOMME AMOUREUX DE LA CULTURE
Mais il est aussi un remarquable ministre des Beaux-Arts : créateur du palais de la Découverte, de la Cinémathèque, de la réunion des Théâtres lyriques nationaux, des musées d'Art moderne, de l'Homme, de la Marine, des Travaux public, des Arts et traditions populaires; réformateur de la Comédie française, des Archives nationales, de la Bibliothèque nationale, du musée des Monuments français; restaurateur du château de Versailles et de la cathédrale de Reims; sauveteur de nombreux monuments français dont le théâtre antique d'Orange ou la citadelle de Blaye; fondateur visionnaire de ce qui est devenu la première manifestation culturelle au monde, le festival de Cannes. Excusez du peu...
Alors, pourquoi un tel tombeau d'oubli ? Celui-là même dans lequel voulaient l'ensevelir les nervis de Vichy. Certes, à la Libération, il ne fut revendiqué par personne. Il n'était ni gaulliste, ni communiste, ni socialiste, ni déporté. Était-il résistant, ce pionnier de la Résistance, était-il seulement juif, ce protestant ? Victime d'une silencieuse affaire Dreyfus, il n'était même pas là. Il n'était qu'encombrant. Aujourd'hui, le rideau semble se déchirer. Grâce à Bernard Brochand, maire de Cannes, et à Gilles Jacob, président du Festival, avec Catherine et Hélène Zay, ses filles, nous avons récemment inauguré une plaque au nom de Jean Zay dans le Palais des Festivals. Mais ce n'est qu'un début.
De nombreux noms ont récemment été invoqués pour une éventuelle panthéonisation. Mais aucun ne saurait rivaliser avec Jean Zay. Par ses injustes souffrances endurées avec stoïcisme, et par ses innombrables œuvres novatrices, il a sans conteste sa place aux côtés de Gambetta et de Jaurès dans ce temple dédié aux grands hommes par la patrie reconnaissante : au Panthéon.