Le paquebot était parti le 13 mai 1939 de Hambourg avec 937 passagers, en grande majorité des juifs allemands fuyant une Allemagne nazie où la Nuit de cristal laissait craindre le pire pour la suite.
Le St. Louis Manifest devait faire escale d’abord à Cuba avant d’arriver aux Etats-Unis. La plupart des passagers avaient demandé l’asile sur le sol américain et, selon les archives du musée, « comptaient rester à Cuba le temps d’être admis aux Etats-Unis ».
L’arrivée des exilés était toutefois attendue par un gouvernement cubain et une presse hostiles. Le 8 mai 1939, ce qui est considéré comme « la plus grande manifestation antisémite de l’histoire cubaine » avait lieu à La Havane.
Une fois arrivés, le 27 mai, seuls 29 des 937 passagers furent admis (8 avaient des papiers en règle, un tenta de se suicider). Les 907 restants (un était mort pendant le trajet) avaient pourtant des visas de transit cubains et attendaient des visas américains. Ils ne furent pas autorisés à quitter le paquebot.
S’ensuivit une semaine d’attente, d’angoisse et de tractations. Le bateau s’approcha des côtes américaines pendant que les télégrammes envoyés à Franklin Roosevelt restaient sans réponses. Le gouvernement américain faisait savoir aux passagers qu’il leur faudrait « attendre leur tour sur liste d’attente » pour avoir un visa.
En 1939, cette attente pouvait durer plusieurs années. Les quotas migratoires annuels étaient depuis longtemps remplis pour la région Allemagne-Autriche, notamment par d’autres familles juives fuyant les nazis.
Comme le rappellent les archives du United States Holocaust Memorial Museum, le sort des passagers du St. Louis Manifest toucha l’opinion publique et la presse. « Mais seule une poignée de journalistes a émis l’idée que les réfugiés puissent être exceptionnellement admis. »
Roosevelt, qui se préparait à une troisième campagne présidentielle inédite dans un pays majoritairement hostile aux immigrés quand ils n’étaient pas loin, dans un bateau, ne voulut pas tenter cette « idée », et les 907 passagers durent retraverser l’Atlantique le 6 juin 1939.
Selon le décompte des archives, 532 « se sont retrouvés coincés quand l’Allemagne a conquis l’Europe occidentale ». Un peu plus de la moitié ont survécu ; 254, habitant en France, en Belgique et aux Pays-Bas, sont morts dans les camps de concentration, comme Werner Stein et Joachim Hirsch, tués à Auschwitz.
« On parle de gens qui viennent parce qu’ils craignent pour leur vie »
Russel Neiss pense que l’histoire du St. Louis Manifest touche une corde sensible aux Etats-Unis « parce que nous avions l’occasion de faire quelque chose pour sauver des centaines de personnes, et nous n’avons pas été à la hauteur de nos idéaux».
Dans le contexte actuel, il pense que lire, relire et diffuser cette histoire, dans sa forme écrite ou dans la forme visuelle et numérique qu’il a imaginée, « avec les noms et les visages », sert à recentrer le débat sur l’accueil des réfugiés.
« Nous pensons à l’idée d’un réfugié ou l’idée d’un migrant, ces gens qui sont là-bas, et on ne les voit pas comme des individus réels (…). Le fait de se rappeler de l’humanité de ces gens se perd dans ce débat. Lorsque nous parlons de l’importance d’accueillir ces réfugiés, on ne parle pas de gens qui viennent ici pour prendre des vacances. On parle de gens qui viennent parce qu’ils craignent pour leurs vies. »Ce même sentiment traverse un témoignage récemment découvert par la presse israélienne : celui de Rae Kushner, une femme née en Pologne, qui a fui les nazis à travers l’Europe en passant trois ans dans un camp en Italie, et qui racontait, en 1982, son incompréhension face au refus américain d’accueillir les juifs en fuite.
« Pour les juifs, les portes étaient fermées. Nous n’avons jamais compris pourquoi. Même le président Roosevelt gardait les portes fermées. Pourquoi ? Le bateau, le St. Louis, a été refoulé. De quoi le monde avait-il peur ? », disait cette femme, une des seules survivantes de sa famille, qui allait vivre aux Etats-Unis et devenir la grand-mère de Jared Kushner, actuel gendre du président américain et membre de son premier cercle.
Luc VinogradoffJournaliste au Monde.fr