Il est une lecture assez vaine, voire mesquine, d’Indignez-vous ! de Stéphane Hessel : celle qui consiste à lire ce tout petit volume comme un traité idéologique
dont il faudrait traquer les faiblesses ou les inconsistances, comme un livre si construit qu’il conviendrait d’en dénoncer les déséquilibres, par exemple, son insistance sur le conflit israélo-palestinien.
Indignez-vous ! apparaît bien plus intéressant comme un objet dont se saisit le présent, comme un geste de transmission. Surtout, il s’inscrit dans un flot de publications, mais
aussi de manifestes et de prises de parole, qui font de la Résistance un enjeu très actuel. Ces usages de la Résistance posent à vrai dire de redoutables questions sur les liens passé-présent. On ne les balayera pas
en assénant les évidences que l’Histoire ne repasse pas les plats ou que la France d’aujourd’hui n’est pas celle de Vichy.
Bien sûr, cette saisie
toute contemporaine de la Résistance s’inscrit dans une longue histoire des usages de la période, que les historiens ont retracée (voir page 7 l’entretien avec Pierre Laborie). Mais il est remarquable, d’abord, qu’à
soixante-dix ans de distance, elle quitte ici les polémiques historiques et soit largement le fait des acteurs de la Résistance eux-mêmes, du moins de ceux qui le peuvent toujours, en particulier Raymond Aubrac, Stéphane
Hessel (ou encore, à sa manière, Edgar Morin). A travers de nombreuses publications, préfaces, entretiens, ces nonagénaires (Aubrac est né 1914, Hessel en 1917) légitiment et tissent le lien
entre leur passé d’engagement et les luttes présentes. Ils ne cessent de montrer que le combat des résistants n’est pas seulement une période close, dont seuls les témoins, les historiens ou les passionnés
pourraient faire un usage légitime, avant tout antiquaire.
La force de ces propos tient dans la continuité des acteurs qui pétrissent eux-mêmes la pâte qu’ils
ont fabriquée, il y a des décennies. En mars 2004, une poignée de résistants connus (Lucie et Raymond Aubrac, Daniel Cordier, Stéphane Hessel, le syndicaliste Georges Séguy ou encore l’historien Jean-Pierre Vernant...)
marquaient une étape-clé dans cette nouvelle réactivation du passé de l’"armée des ombres" par un appel solennel à un "programme de résistance" pour lutter contre les injustices et la domination sociale
et médiatique des puissances d’argent, la "dictature internationale des marchés financiers qui menace la paix et la démocratie".
Cette oeuvre de réactivation
contemporaine s’exprime ensuite par la jonction entre les grandes voix d’Hessel et d’Aubrac, en particulier, avec de plus jeunes générations qui entendent à la fois prendre en main l’héritage,
lutter contre sa captation par le pouvoir sarkozyste et le transformer en outil de combat.
C’est sur le plateau des Glières notamment que cette jonction trouve sa plus parfaite
expression symbolique, à partir de mai 2007. Nicolas Sarkozy avait choisi ce haut lieu des luttes maquisardes (février-mars 1944) pour un show historique (dont il allait devenir coutumier), juste avant le second tour de l’élection
présidentielle, ce qui suscita la mobilisation d’anciens résistants et de plus jeunes militants, qui organisèrent un "pique-nique" pour refuser un tel usage du passé. Sarkozy revint, comme il l’avait promis, les années
suivantes, et à chaque fois, ceux qui se baptisèrent "Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui" se dressèrent contre ce "pèlerinage ostentatoire".
Stéphane Hessel en 2008, puis Hessel et Aubrac en 2009 vinrent sur le plateau évoquer les liens du passé et du présent, appeler à un "optimisme que partageaient tous les résistants sans exception",
selon les mots d’Aubrac, rapportés dans le livre récent de Pascal Convert (Raymond Aubrac, Seuil).
En 2010, le collectif formé autour des Glières publie un
volume qui reprend le titre et le texte du "Programme d’action de la résistance", Les Jours heureux (La Découverte), et qui dissèque la mise à mal de l’héritage économique et social de l’après-1945.
Il porte un sous-titre explicite : "Le Programme du Conseil national de la Résistance de mars 1944 ; comment il a été écrit et mis en oeuvre, et comment Sarkozy accélère sa démolition".
Les échanges entre les "résistants d’hier" et ceux d’aujourd’hui ne s’arrêtent pas au rite d’opposition des Glières. Ils se veulent en prise avec les luttes contemporaines
: "Il ne faut pas juger la politique actuelle à l’aune du programme du CNR. Il faut la juger au nom de choses plus profondes, plus lointaines, plus solides, plus ancrées", rappelle Raymond Aubrac, dans un livre de dialogue avec son petit-fils,
Renaud Helfer-Aubrac, largement tourné vers les enjeux d’actualité (Passage de témoin, Calmann-Lévy ; lire aussi Le Monde Magazine du 5 mars).
En 2010, Stéphane
Hessel préfaçait, lui, l’enquête d’Elisabeth Weissman qui faisait le tour des "résistances" contemporaines au démantèlement des services publics, à l’abaissement des solidarités. Celles,
par exemple, de l’enseignant désobéissant Alain Refalo ou des psys qui luttent contre le tournant sécuritaire des soins (La Désobéissance éthique, Stock). L’héritage de la Résistance,
y expliquait Hessel, c’est aussi de savoir désobéir pour préserver des valeurs fondamentales. Le préfacier célébrait encore la France des droits de l’homme, en particulier à travers la figure
du juriste René Cassin, résistant de la première heure et l’un des principaux rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme (Hessel était à l’ONU lorsqu’elle
fut élaborée), dont la figure est revivifiée dans une biographie qui vient de paraître (lire ci-dessous).
Dans ces combats, un texte reprend vie, le fameux programme
du Conseil national de la Résistance (CNR), dont l’appel de 2004 invitait à célébrer l’anniversaire. Etabli en 1944, il décrivait les objectifs et les moyens de la lutte présente et les mesures
à prendre dans la France libérée. Il suffit de taper "Programme du CNR" sur Google pour voir combien les sites associatifs et militants en disputent aux sites informatifs ou historiques dès les premières pages. Un appel des
mouvements de jeunesse de gauche en 2009, "Jeunes en résistance", s’ouvrait par l’évocation du programme, quand l’homme d’affaires Denis Kessler, ancien vice-président du Medef, voyait dans son démantèlement
systématique, dès 2007, la marque glorieuse du sarkozyme (Challenges, 4 octobre). Les éditions de l’Aube viennent encore de le republier (partiellement), à la suite d’un nouvel entretien avec Hessel, Engagez-vous !,
largement consacré, lui aussi, au monde contemporain.
Ce qui fait l’intérêt de ces publications et débats ne tient pas véritablement au genre ancien de
l’histoire magistra vitae, maîtresse de vie, qui gouverna tant de discours sur le passé depuis Cicéron. Il ne s’agit pas non plus ici, au premier chef, d’histoire savante, de reconstitution du passé résistant,
quand les relations des témoins et des historiens sont faites de multiples tensions. Mais il relève d’une tendance contemporaine : le passé est une ressource-clé quand le futur apparaît si opaque.
Dans ces luttes, le passé est en effet actualisé, il est refabriqué, loin d’une forme nostalgique : la période 1940-1944 n’y prête guère. "La Résistance n’appartient
pas au passé", écrivent les "Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui" (voir leur actualité sur www.citoyens-resistants.fr). "L’esprit de la Résistance" est alors un ingrédient parmi d’autres pour composer un présent qui ne soit pas de soumission. Une histoire vivante en somme. Marc Bloch, figure iconique à la fois de la Résistance
- il est fusillé par les Allemands en 1944 - et de l’historiographie, aimait à rappeler les propos d’un autre historien, Henri Pirenne : "Je suis un historien, c’est pourquoi j’aime la vie."