7 décembre [1940] A 4 heures du matin, sous la conduite
d’un lieutenant de gendarmerie, que renforcent un brigadier et deux gendarmes – je ne me savais pas si dangereux-, j’ai quitté Clermont-Ferrand.
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La Guyane ! C’est le lieu ordinaire de la déportation. L’île du Diable ! Quelle brusque évocation [C’est à l’île du Diable que fut déporté le capitaine Dreyfus
en 1895.] Depuis mon procès, terminé le 4 octobre par une peine politique, dont le choix constituait un aveu, personne n’a supposé qu’on songeât à me déporter effectivement. Partait-il encore
des bateaux pour le colonie ? Ne risquaient-ils pas d’être interceptés ? Vichy semblait embarrassé de son prisonnier; je me croyais oublié dans ma cellule de Clermont-Ferrand. Pourquoi se détermine-t-on soudain à
exécuter cette anachronique condamnation ?
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On me conduit directement au Haut-Fort Saint-Nicolas qui, juché
sur un piton, domine sans grâce le Vieux-Port. Il y souffle une bise glacée. Fit-il jamais si froid à Marseille ? Le directeur, corse et capitaine, me laisse entendre que c’est par faveur qu’il ne me fait pas raser les cheveux
et fouiller à corps. Mais on me dépouille de mes livres, de mon stylo, de mon tabac, de mon rasoir, de ma montre et on m’enlève jusqu’à mon alliance... Comme je proteste contre un pareil traitement, en tout état
de cause illégal, le directeur élargit les bras, dans un geste indéfinissable qui veut exprimer l’impuissance, mais révèle surtout une secrète satisfaction: “Ne vous plaignez pas, dit-il, vous allez avoir
une cellule toute neuve.”
Nous traversons quelques cours, où tournent en rond des prisonniers transis, et nous arrivons, de l’autre côté du
fort, sur le flanc nord, exposé au mistral et aux rafales maritimes, à la “Cour Nord”. C’est un quadrilatère dallé, fermé de murs interminables, et sur lequel s’ouvrent douze cellules
[ le plan ci-dessus n’indique que 10 cellules face au Nord]. Elle sont neuves, en effet. La mienne mesure environ trois mètres sur cinq. Elle ne comporte point de lit, mais un bat-flanc avec une paillasse, un “sac à viande”
et trois couvertures, une tablette de fer scellée au mur, un tabouret: le cachot classique. PMas de feu naturellement. Comme je n’ai rien mangé depuis le matin, on m’apporte une gamelle d’eau chaude où flottent
des légumes gélatineux. Je n’y puis toucher. Quant on referme la porte de fer, et comme il n’est guère que 4 heures, je m’aperçois qu’une obscurité presque complète règne dans ce réduit:
c’est qu’il n’y a point de fenêtre, seulement un étroit vasistas près du plafond et le verre grillagé en est dépoli.
8
décembre [1940]
Je n’ai point dormi, grelotant de froid et cherchant vainement à retenir sur moi les couvertures trop étroites. La “cour nord” est un
entonnoir où tourbillonne un vent glacial [ voir le plan ci-dessus] qui pénètre à son aise sous la porte et par le vasistas disjoint. Comme je m’assoupissais tout de même vers 6 heures du matin, j’ai
été réveillé par de terribles coups de clé, qui résonnaient longuement sur les ferrures de la porte; c’est la ronde du réveil. Pas de café. Pour toute nourriture une gamelle comme celle d’hier,
à 9 heures du matin et une autre à 3 heures du soir. Elles sont immangeables. On me les passe per le guichet percé dans la porte. J’aperçois donc confusément, quelques secondes, un visage humain, mais, comme on a prévenu
le gardien que j’étais “au secret”, il ne m’adresse pas la parole. Si je lui demande l’heure, il referme le guichet sans répondre. On me remet une cuillère en même temps que la soupe, mais, en reprenant
la gamelle vide, quelques instants plus tard, on reprend également la cuillère qui doit demeurer accrochée à un clou extérieur. Cet instrument est jugé dangereux. Heureusement il y a une cruche d’eau et c’est
tout ce que réclame ma fièvre naissante.
9 décembre [1940]
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Sous la surveillance d’un ex-adjudant corse – tout le personnel serait-il corse ? – qui dissimule mal sous sa pèlerine
un énorme et ridicule pistolet d’opéra-comique, j’ai maintenant droit à deux “promenades” par jour: une heure le matin, une heure le soir. Elles ont lieu dans la cour qui sépare les deux rangées de
cellules. Mais il faut le pas accéléré pour supporter le vent et les rafales de neige. Encore est-ce une faveur, parait-il, car, d’ordinaire, les prisonniers ne doivent prendre l’air que dans un emplacement de deux mètres
sur trois à peu près, à ciel ouvert mais ceint de murs bas, qui précède chaque cellule comme une antichambre dérisoire. Il est impossible de s’y mouvoir à moins de tourner sur soi-même. Le surveillant,
qui me parle parfois à la dérobée, jetant ses paroles comme une aumône, déclare que certains détenus ont habité de longs mois la '”cour nord”, quelquefois plus d’un an, mais le cas est rare,
car c’est en principe la cour des condamnés à mort. Quand ils en sortaient, ils chancelaient, ne pouvaient plus placer un pied devant l’autre. Chaque année on compte un ou deux suicides.
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